par Richard Stallman
J'ai grandi dans une communauté dont d'autres membres commettaient parfois des crimes aussi graves que des meurtres. La ville de New-York, avec ses 8 millions d'habitants, était le théâtre de centaines de meurtres chaque année, et la plupart étaient commis par des gens qui habitaient la ville. Les agressions et les vols étaient encore plus courants.
D'autres mauvaises actions ayant trait à l'information cette fois et non à la violence physique étaient également courants. Par exemple, des policiers de New-York avaient l'habitude de mentir à la barre des témoins, et ils avaient même inventé un mot pour cela : « testilying »1. Certains programmeurs de New-York s'adonnaient à une pratique légale mais socialement néfaste, celle du logiciel privateur2 : ils proposaient à d'autres personnes des ensembles logiciels séduisants sans le code source, et exigeaient d'eux la promesse de ne les partager avec personne d'autre.
Bien que ces méfaits aient été monnaie courante, je n'ai jamais vu dans ma vie quiconque essayer de condamner tous les New-yorkais pour les mauvaises actions commises par seulement quelques uns. Je n'ai vu personne supposer que tous les habitants de New-York sont coupables de meurtre, de violence, de vol, de faux témoignage, ou d'avoir développé des logiciels privateurs. Tout le monde sait bien que ce n'est pas parce que certains New-yorkais ont fait des choses pareilles qu'il faut tous nous considérer comme coupables. Ce serait de la «culpabilité par association» et chacun sait que c'est injuste.
J'habite aujourd'hui Cambridge, dans le Massachussetts, qui est une ville plus petite. Des meurtres et des vols, il y en a ici aussi ; je ne sais pas si les policiers de Cambridge ont l'habitude de mentir au tribunal, mais les logiciels privateurs sont chose commune ici. Néanmoins, je n'ai jamais vu personne essayer de condamner toute la ville de Cambridge pour autant. Ici aussi les gens admettent que la culpabilité par association est une injustice.
Cependant, on ne pense pas toujours à appliquer ce principe. Ma communauté virtuelle, la communauté du logiciel libre dont je participe à la construction depuis 1984 en développant le système d'exploitation GNU, est actuellement victime d'une campagne de culpabilité par association. Un certain nombre d'articles - j'en ai vu quelques-uns - essaient de faire passer toute notre communauté pour responsable du développement du virus MyDoom.
Nous pouvons être certains que des New-yorkais ont commis des meurtres, parce qu'ils ont été jugés et condamnés pour cela. Nous ne savons pas si quelqu'un dans la communauté du libre a participé au développement de MyDoom. Les développeurs n'ont pas été identifiés ; ils savent qui ils sont, mais à part cela vous et moi en sommes réduits aux spéculations. Nous pouvons imaginer que des utilisateurs de GNU/Linux aient développé le virus pour s'attaquer à SCO. Nous pouvons imaginer que Microsoft ait développé le virus pour que nous soyons accusés. Nous pouvons imaginer que d'anciens employés de SCO, mécontents, aient développé le virus pour se venger. Mais aucune preuve ne vient appuyer toutes ces spéculations.
Si l'on découvre un jour que ceux qui ont développé le virus étaient des utilisateurs de logiciels libres, alors ma communauté virtuelle sera dans la même situation que New-York et Cambridge : on aura prouvé que certains de ses membres ont agi de façon destructrice.
Cela ne devrait étonner personne. La communauté du libre compte des dizaines de millions de membres, elle est plus grande que New-York ou même Shanghaï. On peut difficilement imaginer que ces gens sont tous moralement irréprochables. Notre communauté est composée de gens qui décident eux-mêmes d'y appartenir parce qu'ils rejettent au moins partiellement une pratique immorale - les logiciels privateurs - mais même cette attitude ne garantit pas la perfection. La présence de quelques brebis galeuses parmi des millions de gens n'est pas une surprise, et ce n'est pas une excuse pour la culpabilité par association.
Je suis persuadé que pratiquement tous les lecteurs de cet article n'ont rien à voir avec le développement du virus MyDoom. Alors si quelqu'un vous accuse, ne soyez pas sur la défensive. Vous n'avez pas plus à voir avec le virus que votre accusateur, alors gardez la tête haute et dites-le.
Si quelqu'un a des informations sur les développeurs de ce virus, j'espère qu'il ou elle va se manifester et accuser des gens bien précis avec des preuves bien précises. Mais personne ne devrait accuser sans preuves, et la culpabilité par association n'est pas excusable. Ni à New-York, ni à Cambridge, ni dans le monde du Libre.